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HISTOIRE D'ANJOUAN
© 2008 Dr Roger Izarn
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Anjouan est héritière d'un Etat de droit, monarchie fondée au début du XVIème siècle par le Sultan Hassani Chirazi El Madoua. Durant des siècles, elle vécut sous l'autorité et les lois d'un souverain appartenant à l'une ou l'autre des branches d'une famille unique, celle des descendants de Hassani Chirazi El Madoua. La loi salique ne s'appliquant pas, le pouvoir échut souvent à des descendantes d'Hassani Chirazi. Par leur mariage avec des Princes parfois étrangers à la descendance d'Hassani Chirazi, elles initièrent des "dynasties" qui ne portaient plus le nom d'El Madoua, mais dont les membres en ligne directe étaient toujours, par les femmes, des descendants du premier Sultan (dynasties El Masela et Aboubakar ben Salim). Le Souverain était assisté d'un Grand Conseil, le Mandjelissa, qui réunissait les Grands Notables de l'île et, par son rôle lors de la succession, faisait du Sultanat une Monarchie élective, à l'intérieur du moins de la descendance d'Hassani Chirazi. Le Mandjelissa avait à connaître des questions politiques importantes, notamment de la fixation des impôts; mais aussi des relations avec les pays étrangers. Le fonctionnement administratif est ainsi décrit par le Lieutenant de Vaisseau Frappaz en 1820 : «Le Sultan, très respecté, n'est que la première personne de l'Etat. Il n'a pas le pouvoir absolu, et ne peut rien entreprendre sans avoir pris l'avis d'un Conseil permanent composé des principaux chefs de l'île. Il a cependant le droit de faire grâce aux condamnés, et nulle exécution ne peut se faire sans qu'il ait apposé sur le jugement le sceau de ses armes. Il préside aussi les cours de justice et il est accessible au moindre de ses sujets». Reconnaissant la réalité de l'Etat d'Anjouan, et l'autorité de son Sultan, Anglais comme Français envisagèrent à plusieurs reprises de passer traité avec lui, aux XVIIIème et XIXème siècles. Mais les Anjouanais, méfiants, évitèrent longtemps de se lier par quelque document que ce soit. Les deux principales villes de l'île, Domoni et Mutsamudu, se partageaient les fonctions administratives : à Domoni, la Capitale "administrative", le siège du Sultanat et du Mandjelissa, à Mutsamudu, sous l'autorité d'un Gouverneur-Vizir, le rôle de Capitale économique et les relations avec l'étranger lors des escales des navires européens sur la route des Indes. En définitive, on peut dire, avec le meilleur spécialiste de l'histoire de l'Archipel, que, à la fin du XVIIIème siècle, «en dernière analyse, et à la différence des îles voisines, Anjouan formait sans doute depuis longtemps déjà, un état et non une chefferie africaine, un royaume avec un souverain, flanqué d'un gouvernement dont l'autorité s'étendait à l'ensemble de l'île, une armée et un trésor alimenté par des ressources régulières». (Jean Martin - Quatre îles entre pirates et planteurs. t. 1, p.51-52). A Hassani Chirazi succéda, son fils, Mohamed Ben Hassan; puis, en 1598, c'est une petite-fille d'Hassani Chirazi, Djoumbé Halima 1ère, qui règne sur Anjouan; elle sera encore là en 1615. Après son fils, le Sultan Maouana Idarous, c'est encore une femme, Manaou Idarous, qui règne en 1645; elle épouse Alaoui El Masela, provoquant ainsi un changement de dynastie. Sa fille, Djoumbé Halima II, qui règne en 1693, provoquera un nouveau changement de dynastie en épousant un Aboubakar ben Salim. Après son fils, le Sultan Salim, c'est à sa petite-fille Djoumbé qu'échoit le trône; elle épouse son cousin, Saïd Ahmed, qui était également descendant de Hassani Chirazi, prendra le titre de Sultan. Son très long règne sera assombri sur le tard, par des révoltes paysannes contre l'Impôt et les privilèges des gens des villes. Ayant eu la malheureuse idée, pour mâter la révolte, d'engager des guerriers Sakalaves, ceux-ci se retourneront contre lui; Domoni sera assiégée et conquise, le vieux sultan Saïd Ahmed abdiquera (1792) et son successeur Abdallah 1er Mougné Fani, arrière-petit-fils de la Sultane Manaou Idarous, décidera de transférer la Capitale à Mutsamudu. Désormais (1792), capitales administrative et économique étaient réunies. A Abdallah 1er (1792-1803) succèdera un descendant de la branche aînée de la famille d'Hassani Chirazi El Madoua, Alaoui 1er (1803-1821), qu'Abdallah 1er avait pris comme Vizir. Son fils Abdallah II (1821-1836) lui succède. Hospitalier, comme le sont traditionnellement les Anjouanais, Abdallah II s'engagera dans les pires difficultés en acceptant de donner asile à des princes malgaches bannis de Madagascar.
A Mayotte, gouvernée par Boina Combo, Sultan théoriquement vassal de celui d'Anjouan, c'est Andriantsoli, roi détrôné du royaume malgache du Boina, qui fut accueilli en 1832. Aidé par quelques-uns de ses sujets qui l'avaient accompagné dans son exil, il réussit en quelques années à éliminer le Sultan légitime et prendre sa place. Pour rétablir ses droits de suzerain, Abdallah II organisa en 1835 une expédition victorieuse sur Mayotte; les Grand Notables de l'île confirmèrent les droits du Sultan d'Anjouan, par un traité passé en présence d'un représentant du Gouverneur anglais du Cap, le 19 Novembre 1835 (J. Martin, op. cit. t. 1, p.138-139, et n.96, p.437). Andriantsoli fut nommé Gouverneur de Mayotte; mais il rejeta bien vite toute suzeraineté, et se proclama Sultan de Mayotte. Cependant, redoutant avec raison une nouvelle action du Sultan d'Anjouan pour rentrer dans ses droits, et projetant de reprendre pied à Madagascar, il se hâta de prendre contact avec les représentants du Gouverneur de l'île Bourbon, afin de vendre Mayotte à la France. A Anjouan même, Abdallah II avait donné refuge à Ramanateka, Gouverneur de Majunga, et prétendant à la succession du roi de Madagascar, Radama 1er. Accueilli en 1828, Ramanateka tentait, dès 1831, de renverser son bienfaiteur; pour s'en débarrasser, Abdallah II l'envoya à Mohéli, avec le titre de Gouverneur. Là encore, Ramanetaka eut tôt fait de se proclamer Sultan. Après une première expédition victorieuse, pour rentrer dans ses droits, Abdallah II fut victime d'un naufrage qui le jeta sur les côtes de Mohéli. Fait prisonnier par Ramanetaka, il mourut très bientôt dans ses prisons. Cette capture, situation tout à fait inédite par les Anjouanais, rendra extrêmement difficile la succession d'Abdallah II; son fils, Alaoui II (1836-1840), voulant venger son père, ne réussit qu'à affaiblir sa position; car ses oncles, frères d'Abdallah II jugeaient dangereuse et sans espoir une expédition punitive contre Ramanateka. De 1837 à 1840, une situation proche de l'anarchie règne à Anjouan; en Novembre 1840, Alaoui II jette le gant et s'enfuit au Mozambique. Un frère d'Abdallah II, fils lui aussi du Sultan Alaoui 1er, le prince Saïd Hassan, prit le pouvoir sous le nom de Salim II (1840-1855). Celui-ci réaffirma aussitôt «la doctrine constante des Sultans d'Anjouan à l'égard des deux petites îles. Tout comme Mohéli, Mayotte faisait partie intégrante de ses Etats, et lui seul pouvait la céder à quelque puissance que ce fut» (Août 1840). Une nouvelle expédition Anjouanaise à Mayotte, en Novembre 1840, fut un semi-échec. C'est peut-être pourquoi, lorsque l'envoyé de la France vint mettre Salim II au courant de la vente imminente de Mayotte (le traité fut signé avec Andriantsoly le 25 Avril 1841) «celui-ci ne put que répéter... les propos qu'il lui avait tenus en Août de l'année précédente : Andriantsoly, en se proclamant Sultan de Mayotte, s'était livré à une usurpation pure et simple; et, lui-même, légitime possesseur de cette île, n'avait nulle intention de la céder à qui que ce fût. Devant la résolution des Français... il préféra cependant transiger, affirmant qu'il consentirait à la cession en échange du revenu de la douane du port de Mayotte» (Jean Martin. Comores : op.cit. t. 1, p. 157). Le Sultan Salim II mourut en Août 1855. Son fils, qui avait reçu une éducation de type européen à Port-Louis, lui succéda sous le nom d'Abdallah III (1855-1891). Le titre de Sultan, jadis prestigieux, étant dévalué en cette seconde moitié du XIXème siècle par l'usage qu'en faisaient de nombreux petits chefs musulmans, Abdallah III préférait se faire appeler ''Roi d'Anjouan'', titre qui lui était reconnu par les Consuls anglais de Zanzibar, et par les planteurs étrangers. Fondée dans la vie d'un Etat Anjouanais de type monarchique, au caractère héréditaire tempéré par une touche élective, la réalité d'une nation Anjouanaise est encore affirmée par la prétention des Anjouanais à la suzeraineté sur Mayotte et Mohéli. Il en est fait mention dès le début du XVIIème siècle (1614) par Walter Peyton. Diverses expéditions tentèrent de la restaurer (en 1750, 1789, 1794; et celles dont il a été question ci-dessus. - Voir Jean Martin, op. cit. t. 1; notes 137 et 140, p.407; 144 p. 408; n. 60, p. 417; n 65, p. 418). Il semble même que certains des souverains d'Anjouan aient rêvé d'étendre leur autorité à la Grande-Comore, et parfois envoyé des troupes participer aux guerres qui déchiraient cette île. Toutefois le maintien strict de ces prétentions fut toujours difficile du fait de l'insularité; elle se heurtait, surtout au XIXème siècle, aux prétentions de suzeraineté que, se référant à un très lointain passé, les Sultans de Zanzibar et de Mascate exprimaient sur la Grande-Comore et Mohéli (mais, significativement, jamais sur Anjouan). D'ailleurs, sous la pression de la France ambitionnant de conquérir tout l'Archipel, les Sultans d'Anjouan finirent par y renoncer après la perte de Mayotte. La façon dont Anjouan et son Sultan traitaient avec les Puissances européennes confirme aussi l'existence objective d'un Etat national, le seul de l'Archipel à être ainsi reconnu. Ce furent d'abord les escales fréquentes des navires européens à Mutsamudu à partir du XVIème siècle. Les navires achetaient des vivres, que le Sultan ou son Vizir s'efforçait de leur fournir au mieux. Pour les seuls Français, au XVIIIème siècle, on relève au moins cinquante navires ayant mouillé à Mutsamudu; mais il y avait aussi les Anglais, les Portugais, les Hollandais, et bientôt les Américains. La relâche à Anjouan était très appréciée des Européens, pour la qualité de l'accueil et les possibilités de ravitaillement offertes par une île que tout laisse deviner prospère.
Au XVIIIème siècle, les exactions des pirates français (Surcouf, Lablache) sont l'occasion d'échanges de courrier entre le Sultan d'Anjouan et les Gouverneurs successifs de Port-Louis, puis de l'île de France [île Maurice], avec compensations fournies au Sultan à titre de réparation.
En 1802, à la suite de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, la France demanda au Sultan Abdallah II de bien vouloir recevoir trente-deux des déportés dits "jacobins", au nombre desquels se trouvait le Général Rossignol; ce qu'il fit d'autant plus volontiers que le capitaine Lafitte, "envoyé spécial du Gouverneur de l'île de France auprès du Sultan d'Anjouan" lui apportait trois canons, des armes et des présents divers. Puis ce furent les nombreux contacts entre le Sultan d'Anjouan et les représentants du Gouvernement français, lors des événements qui devaient aboutir à la vente de Mayotte. Dans le même ordre, on évoquera les projets de traités en vue d'un établissement des Anglais (1770, 1803, 1824) ou des Français (1774, 1816, 1819) dans le Sultanat. Projets se heurtant à la répugnance des Sultans d'Anjouan à se lier vis à vis de Puissances étrangères dont ils ne comprenaient pas la langue, et auxquelles ils pensaient ne pouvoir faire confiance (le traité de 1884 avec la France, avec de significatives variantes entre le texte français et le texte Shindzwani, illustrera tristement combien cette méfiance était fondée). Mais, avec le début du XIXème siècle, naissait le grand mouvement d'impérialisme colonial qui allait aboutir à la prise de contrôle par la force des pays du Sud par les puissances européennes. A partir de 1840, les tractations en vue d'établir des traités avec l'Etat Anjouanais s'appuyèrent toujours sur la présence de navires de guerre de la nation intéressée en rade de Mutsamudu, limitant évidemment le libre-arbitre du souverain. En 1843, le Sultan Salim II ne parvint à refuser un traité de protectorat que lui "proposait" la France qu'en échange d'une déclaration de renonciation définitive à tous ses droits sur Mayotte, le 19 Septembre 1843 (Jean Martin, op. cit., t. 1, p.168-169, et 460461). Deux navires de guerre français étaient mouillés dans la rade, et menaçaient la capitale. Salim II crut bon, alors, pour contrebalancer les pressions de la France, de passer avec l'Angleterre un traité antiesclavagiste (8 Nov. 1844, texte ibid. p. 564-565) qui ne lui donnait que quatre mois pour supprimer l'esclavage, ce qui était complètement irréaliste. Il réclama l'implantation d'un Consulat de Grande-Bretagne à Mutsamudu, effectuée en 1848 (ibid. p. 318), et conclut le traité commercial anglo-Anjouanais du 3 Juin 1850 (texte ibid. p.571). Il ouvrit aussi son Etat à l'implantation d'un colon anglais, William Sunley, de commerçants indiens, d'un médecin américain, B. F. Wilson, dont il espérait recevoir des soins éclairés, et auquel il accorda une assez grande concession agricole à Patsy, non loin de Mutsamudu. Coïncidence heureuse, il se trouva que le gouvernement de Louis-Philippe, après l'échec des tentatives de 1843, décida en Mai 1844 de ne plus donner aucune suite à ces projets de protectorat. La France, pour l'heure, se consacra à consolider et organiser sa prise de possession de Mayotte, et chercha à éviter que des actions intempestives ne précipitent définitivement Anjouan dans les bras des Anglais. Régulièrement, des navires de guerre français continuaient à venir à Mutsamudu; mais c'était, pour l'heure, dans un nouveau climat d'amitié et de coopération. A la mort de Salim II, en 1855, son fils Abdallah III, lui avait succédé sans problème (1855-1891). Il se montra soucieux de maintenir de bonnes relations formelles avec une Puissance dont son père avait expérimenté le danger; il fournissait à Dzaoudzi des boeufs, et payait sa quote-part pour le service postal que lui assurait la colonie; il profitait aussi de l'activité commerciale de la nombreuse colonie Anjouanaise de Mayotte (ibid. t.2, p. 10). La paix qui, durant quarante ans, régna alors dans le royaume permit même au Sultan de s'en absenter pour aller faire soigner sa vue à Maurice et à la Réunion; sans grand succès, hélas. Mais le ver était dans le fruit. La conclusion des traités, et l'introduction d'étrangers grands propriétaires sur le territoire allaient progressivement déstabiliser le pays. L'esclavage était encore très florissant dans la région, y compris dans les colonies françaises de La Réunion et de Mayotte. Il était la pièce maîtresse des structures socioéconomiques des îles tropicales. Sa suppression, aussi légitime et souhaitable qu'elle fût, ne pouvait se faire que progressivement, sauf à bouleverser l'équilibre politique délicat d'une nation où le pouvoir monarchique devait tenir compte d'une aristocratie de grands notables, qui avaient institutionnellement leur mot à dire dans l'accession et le maintien au pouvoir du souverain. La lutte antiesclavagiste ne faisait évidemment pas l'affaire des propriétaires Anjouanais, colons comme notables. Sunley (malgré le traité anglo-Anjouanais de 1845) et Wilson, aussi bien que le Sultan et tous les notables Anjouanais pratiquaient l'esclavage. Mais comme Sunley, Consul de Grande Bretagne, était le premier à le faire - ce que lui reprochait son ami, le grand Livingstone, lors de ses visites à Pomoni - ont pu laisser dormir le traité de 1844. L'inquiétude des maîtres, l'impatience des esclaves à qui on avait fait miroiter une promesse d'affranchissement, croissaient cependant avec les nouvelles de la lutte menée contre la traite dans les parages (arraisonnement de bateaux négriers; affranchissement des esclaves à Mayotte en Juillet 1847, essais d'humanisation de l'esclavage menés par Sunley à Anjouan même). Les pressions étrangères de tout genre venaient encore compliquer la tâche du sultan, et surtout miner son autorité. Ce furent les pressions américaines, avec le traité d'"amitié et de commerce" du 4 Octobre 1879 (texte ibid. t.2, p. 240-241) passé sous la menace des canons de la frégate Ticonderoga mouillée dans la rade de Mutsamudu. Puis, pour appuyer leur compatriote Wilson, les visites du Vice-consul des Etats-Unis à Zanzibar; Ropes, à bord du vapeur Akola en Novembre 1884; et celle du Commodore Harrington, à bord de l'aviso Juanita un an plus tard. Ce furent, du côté anglais, les fréquentes interventions des consuls, Napier, puis Sunley, se mêlant aux luttes pour le pouvoir, intervenant en faveur des commerçants indiens, et prenant souvent le parti de l'opposition locale. Il y eut, surtout, le traité de 1882 (texte ibid. p. 243) qui interdisait immédiatement tout trafic d'esclaves, et fixait au 4 Août 1889 une date butoir pour l'affranchissement de tous les esclaves sur le territoire d'Anjouan. Il s'ensuivit, en 1884, une révolte des esclavagistes reprochant au Sultan de s'être ainsi engagé; Abdallah III y fit face avec succès. Mais devoir s'incliner ainsi devant les pressions des étrangers minait son prestige et son autorité. Il y eut, surtout, à la suite de la Conférence de Berlin qui lui avait donné les coudées franches dans le Canal de Mozambique (26.2.1885), la reprise de l'action impérialiste de la France, qui allait mener la nation Anjouanaise à la ruine en quelques années. Le 21 Avril 1886, le souverain signait avec le représentant de la France une convention consacrant «les relations d'amitié existant... depuis longtemps» et assurant «la prépondérance de la France à Anjouan». Il y avait fait inscrire le droit du Prince Salim, son fils aîné, à lui succéder. Mais, en même temps, le texte français le faisait s'engager «à ne jamais traiter avec aucune nation et à n'accorder aucun privilège aux étrangers sans le consentement de la France» et à «prendre les dispositions nécessaires en vue de l'abolition de l'esclavage dans ses Etats» (texte ibid. p. 273-274). Cette Convention, toutefois, était en deçà des volontés du Gouvernement français (ibid. p. 269, n. 3 et 4) qui voulait la concrétiser par l'installation d'un Résident français et la création d'une école française à Mutsamudu; et au-delà de ce qu'Abdallah III avait cru concéder. Dès le mois d'Août, il protestait contre de graves divergences entre les textes swahili et français (p. 276, n. 45). Espérant le contraindre, la France envoya, en Octobre, le croiseur le Limier en rade de Mutsamudu. Mais le Sultan était le dos au mur; il savait que, s'il cédait, il serait déposé pour traîtrise au pays et à l'Islam. Ses frères, Mohamed et Othman, étaient tout prêts à prendre le pouvoir. Il refusa donc toute nouvelle concession, et tenta en vain de faire appel aux anglais du Cap et de Maurice. Une nouvelle tentative d'intimidation en Décembre, avec le croiseur Nyelly, fut tout aussi infructueuse. Ce fut alors une fuite en avant de la France, avec l'envoi d'une véritable escadre de quatre navires, dont deux croiseurs, le 22 Mars 1887, sous les ordres du Capitaine de Vaisseau Dorlodot des Essarts, Chef de la Division navale de l'Océan Indien. Cette escadre débarquait un corps expéditionnaire de quatre compagnies, qui cernèrent la capitale, l'occupèrent, et firent prisonnier le Prince héritier Salim. Abdallah III ne put que signer, sous la force, un texte autorisant l'installation d'un Résident français qui, «représentant d'une nation amie, n'interviendrait pas dans le gouvernement du Sultanat» (26 Mars 1887, ibid. p. 69). Ce texte, qui représentait aux yeux du Chef d'Escadre le maximum que l'on puisse exiger du Souverain sans précipiter le pays dans la révolution, ne recueillit cependant pas l'assentiment de l'Administration française, qui refusa de le ratifier. Par l'entremise du Résident Troupel, elle imposa, le 8 Octobre 1887, un nouveau traité, qui revenait au texte français du 21 Avril 1886, spécifiant l'installation du Résident, l'institution d'un Tribunal mixte, et la fondation d'une école française à Mutsamudu (ibid. p.282, n. 87). Malade, presque aveugle, tiré à hue et à dia entre les exigences de l'impérialisme français et les résistances de ses sujets, principalement de ses propres frères, qui y voyaient une mortelle menace pour la culture Anjouanaise (Islam, droits des notables, servage), confronté aux graves difficultés financières consécutives à l'échec de la plantation, qu'à l'instar des européens il avait essayé de créer à Bambao, Abdallah III était à bout de forces. La France jugea bon, alors, de remplacer Troupel par un médecin, le docteur Ormières, qui semble avoir acquis, au début, la confiance du Sultan et de la population. Il conseilla, pour calmer le mécontentement de notables esclavagistes, de publier un dahir abolitionniste, qui tempérait la mesure par l'obligation faite aux affranchis de demeurer dix ans au service de leurs maîtres (26 Janvier 1889). Ce fut très mal accueilli dans la population servile.... Peu après (17 Mars 1889; ibid. p. 284, n. 93) Ormières se faisait reconnaître le droit d'intervenir dans le gouvernement intérieur du Sultanat. Maîtres comme esclaves sentaient se resserrer l'étau français, la popularité de l'Angleterre ne faisait que croître, et partout la révolte grondait. Elle ne fut évitée que par le stationnement, à Mutsamudu, de navires de guerre français s'y succèdant pendant plusieurs mois. La résistance se borna, dès lors, du côté gouvernemental, à agir le plus possible comme si les conventions n'existaient pas; et, du côté de la population, à des gestes hostiles à l'égard de la Résidence française. Dans ces conditions, la France décidait de retirer temporairement le Dr Ormières et fermer les bâtiments de la Résidence (le 21 janvier 1891). Mais le 2 Février 1891, le Sultan Abdallah III mourait. Son fils Salim lui succédait de droit; mais il avait immédiatement à faire face à un soulèvement des esclaves et des paysans des hauts (Koni et Nioumakélé) rassemblés autour du Prince Saïd Othman, frère d'Abdallah III qui s'autoproclamait Sultan et publiait un dahir de libération immédiate des esclaves. Les révoltés envahissaient, puis pillaient Mutsamudu et Domoni, massacrant quelque trois cent personnes qui n'avaient pu s'enfuir. Ces troubles faisant l'affaire de la France, le 23 Avril 1891, une escadre de quatre navires, après avoir débarqué un corps expéditionnaire d'un millier d'hommes, mouillait devant la capitale, la bombardait, et installait comme sultan un homme de paille des Français, le Prince Saïd Omar, petit-fils du Sultan Abdallah 1er, qui vivait à Mayotte depuis 1846, après avoir favorisé l'achat de cette île par la France. Le corps expéditionnaire investissait Anjouan; et, malgré une certaine résistance, due surtout aux paysans des Hauts (Koni Ngani en particulier) se rendait maître de l'île. La nation Anjouanaise s'enfonçait dans la nuit; cela allait durer un siècle...
Différences avec la Grande-Comore Faite d'instabilité, à travers des luttes perpétuelles d'une poignée de petites principautés cherchant à qui dominerait l'autre, la tradition politique de la Grande-Comore est aux antipodes de celle d'Anjouan, et typiquement féodale. L'île était divisée en huit petits Sultanats, parfois un peu plus, parfois un peu moins, selon les époques, chacun était au pouvoir d'un clan, c'est ainsi que le clan Hignia Foumbaia régnait sur le Sultanat d'Itsandra, qui avait pour vassaux plus ou mois fidèles les Sultans de Oichili et d'Hamahane, le clan Higna Pirusa régnait sur le Bambao, et les Sultanats vassaux de Mitsamiouli, Hambou, Boudé et Boinkou. Le clan des M'Dombozi, lui, dominait le Badgini, dont le Sultanat de Domba était vassal. De dimensions très modestes, à peu près celles d'un canton français, ces principautés ne comptaient guère plus de quelques milliers de sujets. Elles étaient en luttes perpétuelles pour obtenir la relative et fragile hégémonie attachée au titre de Sultan Tibé ou Sultan principal. Ces luttes ont mérité à l'île le surnom d'"île des Sultans batailleurs", qualificatif indûment étendu par certains, dans un but de propagande, à l'ensemble de l'archipel. On a vu qu'il ne pouvait guère s'appliquer à Anjouan. «Le titre de Sultan Tibé n'était pas héréditaire, et la guerre paraît avoir été l'un des seuls moyens de l'acquérir avec la possession des biens, car le vainqueur devait faire preuve de largesse et distribuer des gratifications : des boeufs, des étoffes, du paddy et du mil, pour que sa primauté fut reconnue par ses pairs» (Jean Martin, op. cit. t.1, p.60). L'identité de ces petits Princes est mal connue, car elle ne nous a été transmise que par la tradition orale, sans repères chronologiques, et en des listes fort différentes selon les informateurs; au contraire d'Anjouan où les relations avec les Européens ont permis, grâce aux documents laissés par ceux-ci, une certitude sur l'identité des souverains successifs, et des repères chronologiques assez précis. En fait, on ne possède de renseignements assez précis qu'au XIXème siècle, lorsque les relations avec les Anglais ou les Français commencèrent à être plus fréquentes. On peut penser que l'histoire du Sultan Tibé Mougné M'Kou (1813-1875) donne une idée de ce que furent les règnes de ses prédécesseurs. Nous la retracerons grâce aux informations recueillies par Jean Martin (op. cit. p. 358-388). Fils d'un prince proscrit de l'île de Patte, sur la côte orientale d'Afrique, et d'une princesse comorienne, Moina Mtiti, fille du clan Higna Pirusa, Mougné M'kou grandit à Anjouan, où son père s'était réfugié. Il y épousa une fille du Sultan Alaoui 1er, dont il eut son fils aîné Saïd M'Kou. A la mort de son père, et sa tante maternelle étant devenue souveraine du Bambao, il retourna en Grande-Comore, en 1814. Après s'être constitué, à prix d'argent (car son père était mort fort riche), un parti dans le Bambao, et avoir acheté quelques sympathies chez les notables d'Itsandra, Mougné M'kou réussit à s'emparer de Moroni et d'Iconi dont il chassa le Sultan Bamba Ouma, et se fit proclamer Sultan du Bambao. Mais cela ne suffisait pas à son ambition. Convoitant le titre de Tibé, il commença à nouer des alliances parmi les autres sultans, auxquels il donna en mariage des filles de sa famille. Il attaqua le Sultan du Bagdini, le mit en fuite, et le remplaça par son beau-frère. Puis, avec ses alliés, il se retourna contre le Sultan Tibé d'alors, Fey Foumou. Il le mit en fuite, et donna le trône d'Itsandra à son beau-père, Boina Foumou. Il se proclama alors Sultan Tibé. Cependant, l'ancien Tibé, Fey Foumou, réussit à former une coalition, à laquelle il rallia Boina Foumou. Vaincu, Mougné M'kou fut dépossédé, et assigné à résidence. Ayant alors réussi à obtenir l'aide de son beau-frère, Abdallah II d'Anjouan, qui lui envoya un contingent de soldats sur un baleinier, il reprit Moroni et son sultanat de Bambao, et fit allégeance à son beau-père, Boina Foumou, devenu entre temps Sultan Tibé. Ceci se passait vers 1830. Vers 1833, il se rendit à Anjouan, pour le mariage d'un de ses enfants; puis fit le pèlerinage de La Mecque. Il en revint assagi, et se contenta, durant sept ans, de son sultanat de Bambao à Moroni. Puis, une coalition ayant été réunie autour de l'ancien Tibé, Fey Foumou, pour déposséder le Tibé Boina Foumou, les hostilités reprirent dans l'île. Mougné M'Kou, après hésitation, se porta au secours de son beau-père; mais Fey Foumou, ayant obtenu en renfort des Sakalaves de Mohéli, fut victorieux, et Mougné M'kou, ayant derechef perdu son sultanat, fut assigné à résidence. Un an plus tard, le nouveau Tibé lui donna le petit sultanat de Oichili. Sur ces entrefaites, Boina Foumou réunit une nouvelle coalition pour détrôner Fey Foumou, aux côtés duquel s'était rangé Mougné M'kou. Il fut victorieux mais, un an plus tard, rendit le Bambao à son gendre. Vers 1840, une nouvelle coalition formée autour de Fey Foumou renversa à nouveau Boira Foumou. Redevenu Tibé, Fey Foumou vieillissant donna le gouvernement de l'Itsandra à son fils Foumbavou, qu'il fit reconnaître comme Tibé. Mougné M'kou pensa alors compenser sa faiblesse en s'attirant les bonnes grâces des Français installés depuis peu à Mayotte. Il noua avec les Commandants Supérieurs de la colonie des relations qui lui permirent d'obtenir d'eux une considération probablement supérieure à ce qu'il était en réalité, et une protection officieuse. Mougné M'Kou en profita, vers 1846, pour reprendre les hostilités contre Foumbavou; il y perdit de nouveau son fief, et dut se refugier à Mitsamiouli. |
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